Les Chroniques de l’IFG, « Philosophie du luxe : une polémique »

Souvenez-vous, ô Télémaque, qu’il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n’apporte presque jamais aucun remède : la première est une autorité injuste et trop violente dans les rois ; la seconde est le luxe, qui corrompt les mœurs.

C’est avec ces mots que Mentor conclut (presque !) l’apprentissage du jeune Prince Télémaque. Nous sommes en effet au livre XVII des Aventures de Télémaque dont Fénelon, précepteur du Duc de Bourgogne, termine la composition en 1699, veille des Lumières sur lesquelles l’ouvrage aura une influence considérable. La voix de la Sagesse – Mentor est l’incarnation d’Athéna- condamne le luxe. C’est sans appel et d’une rare violence puisque le luxe est placé au même degré de nuisance que l’injustice et la violence politiques.

La condamnation du luxe n’est pas à l’époque une nouveauté : depuis l’Antiquité gréco-latine en passant par l’aventure florentine de Jérôme Savonarole, des lois dites « somptuaires » sont régulièrement promulguées pour interdire le luxe et le brûler sur le « bûcher des vanités ». Mais ce sont des accès, des poussées de moralisation politique toujours rapidement résorbés. Le luxe n’étant, par définition, que l’affaire de quelques–uns la portée politique de sa condamnation reste faible. Avec la critique de Fénelon et la vaste polémique qui va naître et se développer quelques années plus tard, on change d’échelle. La question du luxe est désormais posée à la société tout entière. La réponse qu’on y portera confrontera d’un côté la morale et la politique, de l’autre – et c’est une première – l’économie. Le Siècle des Lumières marque un tournant.

Le luxe.. Qu’est-ce à dire ? Le latin luxus exprime l’excès, la surabondance, la profusion superflue, bien au-delà du nécessaire. Un « luxe » de détails, dans un récit, c’est une avalanche descriptive faite d’une multitude de petites notations. Le « très » glisse vers le « trop ». Mais le mot est d’abord spécialisé dans un usage « agricole », ce sont des récoltes, des pâturages, des troupeaux qui font le luxe d’une nature généreuses et édénique.

Et puis le terme investit le champ sémantique de la richesse matérielle : le luxe se manifeste dans l’accumulation de biens matériels inutiles mais aussi dans la dépense excessive nécessaire pour les acquérir. L’idée du luxe n’est plus séparable dès lors de celle de « dépense », dans tous les sens du terme. Gaspillage insouciant des uns qui se paie du labeur des autres. C’est ainsi qu’au livre III d’Emile Rousseau revient sur la « débauche d’énergie nécessaire pour produire du superflu »

« Avec un jugement sain que rien n’a pu corrompre, que pensera-t-il  (Emile) du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ont peut-être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la vie peut-être à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde-robe ? » (1762, livre III)

Plus loin il ajoute :

« Ceux qui nous guident sont les artistes, les grands, les riches ; et ce qui les guide eux-mêmes est leur intérêt ou leur vanité. Ceux-ci, pour étaler leurs richesses, et les autres pour en profiter, cherchent à l’envi de nouveaux moyens de dépense. Par là le grand luxe établit son empire, et fait aimer ce qui est difficile et coûteux : alors le prétendu beau, loin d’imiter la nature, n’est tel qu’à force de la contrarier. Voilà comment le luxe et le mauvais goût sont inséparables. Partout où le goût est dispendieux, il est faux » (1762, livre IV)

Le luxe alimente la vanité, en même temps qu’il en est le produit. Il répond à un appétit égoïste.

Enfin Rousseau introduit le dernier élément de cette critique, en rappelant qu’il n’y a de luxe que dans l’ostentation. Le luxe est un excès, un excès de dépense, reposant sur un excès d’efforts inutiles pour le produire, provoquant un excès d’inégalités…mais ce sont des excès démonstratifs. « On ne jouit du luxe qu’en le montrant » écrit-il. De fait le plaisir n’est pas seulement celui de dominer mais aussi celui de donner cette domination en spectacle. Le luxe fait voir délibérément l’inégalité parmi les hommes.

Le luxe est moralement condamné, il est politiquement malhabile et il apparaît comme un facteur de décadence et de corruption de la société tout entière, menacée de désagrégation.

La contradiction a pourtant déjà été portée par Mandeville dès 1740. Et Rousseau réagit plus qu’il n’engage de lui-même le débat. Il a perçu que les valeurs sont en train de tourner. Que désormais on assiste à la promotion de l’individu à la fois sur le plan politique et surtout sur le plan économique contre les préjugés des sociétés traditionnelles. La fable des Abeilles illustre l’idée selon laquelle les vices de quelques-uns, leur avidité, leur vanité bénéficient à la société :

 « Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres… L’envie et l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les extravagances dans le manger et dans la diversité des mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce » (1740).

Encourager le luxe profite à tous, le prohiber aurait deux conséquences fâcheuses pour l’économie : les riches vont thésauriser une richesse qui ne sera donc d’aucune utilité publique, le travail productif des ouvriers ne sera plus stimulé.

Dans son Essai sur le luxe en 1752 David Hume le rappelle : la question n’est pas de savoir si le luxe est vice ou bien vertu. Les deux points de vue sont défendables :

« Puisque le luxe peut être considéré sous deux faces différentes, il n’est pas étonnant qu’il ait donné lieu à des opinions outrées et déraisonnables. Les uns, conduits par des principes dissolus, louent le luxe le plus déréglé, et le soutiennent avantageux à la société ; tandis que d’autres, d’une morale plus sévère, blâment le luxe le plus innocent, et le représentent comme la source de toute espèce de corruption, et l’origine des désordres et des factions propres à troubler le gouvernement » (1752)

Le seul critère dit-il, ce sera l’utilité publique sur le plan économique.

Au cours du XVIIIème siècle, les valeurs sont en train de changer et le sujet du luxe quitte le registre moral et politique pour rejoindre celui de l’économie et du commerce. Le débat s’est déplacé aujourd’hui de la chaire des Eglises à celle des Ecoles de commerce où s’enseigne avec succès le « marketing du luxe ». Plus, nous avons fait en France de « l’Industrie du luxe » depuis le second empire une signature culturelle.

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