Les Chroniques de l’IFG, « La transition énergétique : mythe ou réalité ? »

Ce monde moderne en transitions semble faire de l’idée même de « transition » la mesure mouvante de toute chose, une transition déployant d’autres transitions nécessaires et qui la constituent. Ainsi en est-il de la transition énergétique, composante essentielle de la transition écologique dont il était question la semaine passée ou encore la transition industrielle, qui privilégie, par exemple, la production de biens recyclables et le partage du travail.

Cette transition énergétique donne particulièrement à réfléchir pour deux raisons.

Elle est tout d’abord à la fois descriptive et prescriptive (pour reprendre la distinction que nous avons effectuée la semaine dernière). Elle obéit au mouvement du progrès technique et suit ainsi le rythme que la recherche scientifique lui imprime. Mais cette recherche, elle peut être plus ou moins encouragée ou découragée, en fonction de choix politiques souvent liés à des choix économiques. La transition est alors prescrite ou proscrite, selon l’importance accordée par les Etats à l’épuisement prévisible et inévitable des énergies fossiles et à la lutte contre le réchauffement climatique. Elle ne se manifeste donc pas partout de la même manière, subordonnée à des frontières que la Nature ignore.

D’inégale intensité sur la surface du globe, elle perd pour cette raison même en efficacité. Ce passage des énergies fossiles limitées à des sources d’énergie renouvelables – ce que l’on appelle donc précisément transition énergétique – est par ailleurs perturbé et contrarié par l’idéologie dominante des Modernes que Martin Heidegger avait identifiée dans La question de la Technique :

La Modernité forte du levier « rationaliste » a pris l’habitude de considérer la Nature comme un simple moyen, un fonds où puiser jusqu’à l’épuiser ; elle avait pris l’habitude d’en faire usage jusqu’à l’usure. Avec l’idée d’une transition énergétique nécessaire la modernité se retourne contre elle-même ou plutôt s’installe dans l’attente de son dépassement. La technique des Anciens était conçue – écrit Heidegger- pour achever la Nature, la révéler à elle-même, la conduire à donner le meilleur d’elle-même, la cultiver en somme. C’est le vent dans les ailes du moulin, le cours d’eau qui fait tourner la roue…Les Modernes achèvent la Nature mais dans le sens où ils la détruisent, indifférents à sa conservation. Trop attachée à l’idée d’infini, d’un progrès infini et d’une perfectibilité infinie des ressources humaines, la modernité oublie que rien n’est durable dans la Nature sans qu’on y prenne soin. La transition énergétique doit alors enjamber la modernité et s’ancrer dans ce que certains appellent depuis les années quatre-vingts précisément (époque où apparaît en Allemagne ce concept de transition énergétique) la post-modernité. Le vent, le soleil, les cours d’eau… les anciennes sources d’énergie sont désormais réhabilitées par la Science.

Le second point qui fait de cette transition énergétique une notion à part dans notre « histoire moderne des transitions » – ce que j’appelais la semaine dernière « le Temps des Transitions » – c’est qu’elle subit un discours critique obligeant à interroger, voire remettre en cause la réalité même du « passage ». Ainsi Jean-Baptiste Fressoz, pour ne citer qu’un nom, celui de ce chercheur qui au CNRS travaille depuis longtemps sur l’histoire environnementale et les savoirs climatiques, conteste la réalité de la transition : on ne passe pas d’un système énergétique à un autre, on ne glisse pas des énergies fossiles aux énergies renouvelables. C’est que l’histoire de la technique est cumulative et que les découvertes s’additionnent. Alors que se développent toutes sortes d’alternatives à l’énergie thermique, jamais – explique- t ’il –jamais les émissions de CO2 du charbon n’ont été aussi importantes… Cette transition énergétique est complexe, elle se difracte en de multiples phénomènes géopolitiques sous l’impulsion d’un Progrès des sciences et des techniques qui n’a jamais été linéaire. La traversée s’avère plus longue et compliquée que le terme de transition pourrait le laisser entendre.

Est-ce un mythe ? Oui, pour autant que cette transition énergétique est fondatrice de la prise de conscience de la nécessité d’agir. Une réalité ? Certes, pour autant que le réel ne se livre à nous qu’à travers sa complexité.

(à suivre)

La semaine prochaine : La transformation digitale des entreprises : une transition ou bien une grande réorganisation ?

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